La différence cruciale entre patrimoine et revenus

L'affaire Mistral AI et la taxe Zucman

Lors d’une récente interview sur BFM Business, la journaliste Edwige Chevrillon a confronté le député Éric Coquerel, président de la Commission des finances à l’Assemblée nationale (!) à propos de la « taxe Zucman », une proposition d’imposition visant les patrimoines nets supérieurs à 100 millions d’euros. 

L’échange illustre la grande confusion qui peut exister, même dans l’esprit de personnes qui occupent des postes à responsabilité, entre le patrimoine, d’une part et les revenus, d’autre part.

En effet, à travers le cas de Mistral AI, valorisée à 12 milliards d’euros mais ne générant aucun bénéfice, la journaliste a illustré un point crucial : on peut posséder un patrimoine considérable sans pour autant percevoir des revenus proportionnels. 

L’incompréhension sur ce sujet important, manifestée par les propos d’Éric Coquerel, met en lumière la nécessité de bien distinguer « patrimoine » et « revenus ». Comme le sujet concerne un grand nombre d’épargnants, voici nos explications.

Définition du patrimoine

Le patrimoine correspond à l’ensemble des biens et avoirs qu’une personne ou un foyer possède à un instant donné. Cela inclut notamment les biens immobiliers (maison, appartement, terrains), les actifs financiers (comptes bancaires, contrats d’assurance vie, Plan d’Épargne Actions, Plan Épargne Retraite, placements en SCPI, investissements en cryptomonnaies …), les biens professionnels (entreprises, fonds de commerce) et les objets de valeur (œuvres d'art, bijoux, véhicules, etc.) d’une personne.

Il s’agit d’un « stock » mesuré à une date précise, résultat de l’accumulation progressive de richesse au fil du temps. 

Le patrimoine peut évoluer, même très rapidement et dans les deux sens, mais n’est pas assimilable aux flux d’argent entrants ou sortants.

Illustrons ce point par un exemple concret, avant de revenir sur le cas très parlant des cofondateurs de Mistral AI. 

Un ostréiculteur, propriétaire d’une petite maison au Cap Ferret a vu son patrimoine exploser en quelques décennies, car une maison “en première ligne” sur la presqu’île très prisée par les riches Bordelais et Parisiens cherchant des résidences secondaires vaut aujourd’hui plusieurs millions d’euros. Ses revenus n’ont pas nécessairement beaucoup changé, mais son patrimoine si.

Par contraste, les revenus

Pour donner une définition simple, les revenus désignent le « flux » monétaire que perçoit une personne sur une période donnée. Typiquement, il s’agit du salaire annuel d’une personne. Mais de façon plus complète, les revenus incluent aussi les pensions de retraite et autres prestations sociales, les loyers perçus sur des biens immobiliers locatifs, les dividendes et intérêts financiers perçus sur des placements en actions et en obligations et les éventuelles plus-values sur cession d’actifs.

En résumé, le revenu est ce qui alimente le budget au quotidien, sous forme de versements réguliers ou ponctuels. 

Pour faire le lien entre revenus et patrimoine, une partie non consommée des revenus peut venir accroître le patrimoine via l’épargne ou l’investissement.

Revenons à la taxe Zucman

La proposition de taxe Zucman, du nom de l’économiste Gabriel Zucman, professeur d’économie à l’École Normale Supérieure, consiste à taxer les ultra-riches en leur prélevant un impôt de 2% de la valeur de leur patrimoine. Elle s’appliquerait aux foyers dont le patrimoine dépasse cent millions d’euros.

On comprend aisément l’attrait théorique et instinctif de cet impôt, qui refléterait une certaine forme de justice sociale. Seulement 1800 foyers seraient concernés, et la mesure rapporterait entre 15 et 20 milliards d’euros. Pour un pays qui doit réduire le poids de sa dette, ça peut ressembler à une aubaine. Sans froisser 99,9% des foyers fiscaux.

Mais, le démon est, comme toujours, dans les détails !

Gros patrimoine ne signifie pas gros revenus

Il existe de nombreux cas où le patrimoine d’une personne ne génère pas de revenus. Le cas des fondateurs de Mistral AI constitue un exemple très concret. La société souhaite s’imposer comme alternative (européenne) crédible face à ses concurrentes notamment américaines comme ChatGPT, soutenue par Microsoft, Perplexity, qui compte Jeff Bezos d’Amazon et Nvidia parmi ses actionnaires et Gemini, de Google.

L’entreprise investit donc des centaines de millions d’euros pour se développer le plus rapidement possible, et est prête à encaisser des années de pertes, pour croître le plus rapidement possible, capter des parts de marché, recruter les meilleurs talents et rester à la pointe de l’innovation dans un domaine ultra-concurrentiel.

On peut imaginer que les fondateurs se versent un salaire conséquent, disons de 150 000 euros par an. Mais hors de question de recevoir des dividendes … Aujourd’hui, Mistral AI perd de l’argent.

Or, comme les perspectives de la société sont très prometteuses, les investisseurs se battent pour pouvoir faire partie de l’aventure et veulent entrer au tour de table. En conséquence, début septembre, lors de la dernière levée de capitaux, le mastodonte technologique ASML a injecté 1,3 milliard d’euros dans Mistral AI pour obtenir 11% de la start-up. Qui est donc valorisée à 12 milliards d’euros à cette occasion.

Un peu de calcul pour Arthur Mensch, le PDG de Mistral AI

Imaginons qu’Arthur Mensch, cofondateur et PDG de Mistral AI n’ait pas d’autres actifs que les 22% qu’il possède dans l’entreprise qu’il a fondée. Cette participation vaut donc 0,22 x 12 Mrds d’€, soit 2,64€ Mrds. Un sacré patrimoine !

Selon la règle de la taxe Zucman, M. Mensch devrait 2% x 2,64 Mrds d’€, soit 52,8 millions d’euros au fisc.

Alors qu’il ne touche qu’un salaire d’environ 150 000 euros par an … Soyons clairs, si la taxe lui était imposée, pour s’en acquitter, le PDG n’aurait d’autre choix que de vendre une partie de sa participation, … ou d’installer son entreprise à l’étranger. 

Et cela quoi qu’en dise Éric Coquerel.

Un patrimoine, ça change énormément … et parfois très vite

Restons dans le monde entrepreneurial et prenons le cas de Klarna, le spécialiste suédois du “Buy Now, Pay Later”, ou le “Achetez Maintenant, Payez Plus Tard”. 

En plein boom de la fintech, en 2021, cette fintech a bénéficié d’une injection en capital du fonds SoftBank, qui valorise la société à plus de 45 milliards de dollars. La société continue de croître et d’investir, ce qui l’oblige à de nouveau lever des capitaux frais une année plus tard. Les conditions de marché ayant drastiquement changé, en juillet 2022, Klarna ne se valorise plus qu’à 6,7 milliards de dollars. Pour finir, Klarna s’introduit en bourse en septembre 2025, à une valorisation de 15 milliards de dollars.

Ces chiffres illustrent combien la valorisation d’entreprises peut varier d’une année sur l’autre. Celle de Klarna a chuté de plus de 80% en un an. 

OK, changeons d’univers. Imaginez une personne peu fortunée qui hérite d’un Van Gogh ou d’un Picasso. Qui peut dire à l’euro près combien vaut une telle œuvre iconique ? Comment valoriser le patrimoine de l’héritier ?

Enfin, prenons le crypto-bro (le nom anglo-saxon donné aux investisseurs fanatiques en crypto-actifs). S’il a eu le nez creux, il a pu investir en Bitcoin lorsque cette crypto monnaie ne valait que 10 000 dollars, en juillet 2020. Son portefeuille vaudrait aujourd’hui 11 fois plus, mais pour un actif ultra-volatil dont la valeur chute régulièrement de 20% ou plus. 

De l’entrepreneur, à l’investisseur patrimonial, en passant par le collectionneur d’art, la valorisation exacte de leurs patrimoines est aussi difficile que (rapidement) changeant.

Où mettre la barrière ?

100 millions d’euros de patrimoine, le chiffre claque et frappe l’imagination. Bien sûr que ces gens-là sont très riches et qu’ils doivent contribuer à l’effort budgétaire du pays. 

Mais quid de la personne dont le patrimoine est de “seulement” 99 millions d’euros ?

On peut s’accorder pour dire qu’elle est également très riche. D’ailleurs, selon la taxe Zucman elle deviendrait automatiquement plus riche que celui dont le patrimoine est enregistré à 100 millions d’euros, et qui devra donc verser 2 millions au fisc.

Notre point n’est pas de pinailler sur des cas marginaux. Mais il nous semble important de souligner que la simplification à outrance, pour (potentiellement) faire le buzz peut s’avérer contraire au principe que l’on essaie de défendre, en l’occurrence la justice sociale.

Pourquoi la confusion entre patrimoine et revenus persiste-t-elle ?

La confusion entre patrimoine et revenus survient souvent dans le débat public, car il existe un lien logique entre les deux (certains patrimoines génèrent des revenus, comme des loyers perçus sur des biens immobiliers ou des dividendes sur un portefeuille d’actions). 

Néanmoins, posséder un bien de grande valeur n’engendre pas nécessairement un revenu suffisant pour supporter une fiscalité proportionnelle à la valeur de ce bien. 

Quand Eric Coquerel affirme : « S’il ne se paye pas, son patrimoine n’augmente pas, il n’y a pas de problème », le député se trompe. 

Car la taxe envisagée s’appliquerait malgré l’absence de revenus perçus.

En synthèse, le patrimoine est le stock de richesses accumulées à un moment donné, tandis que les revenus sont les flux d’argent perçus durant une période. C’est cette distinction essentielle qui se trouve au cœur du débat sur la taxe Zucman et qui, mal comprise, peut mener à des positions erronées. 

Il nous semble essentiel que nos décideurs politiques comprennent les différences clés entre deux concepts fondamentaux en finance, et cruciaux pour les épargnants, les investisseurs, les entrepreneurs ... et notre économie.