Internet fait trembler Wall Street

Feb 1, 2021

La vente à découvert

Dans l’univers des opérations financières, certaines stratégies sont plus lucratives que d’autres, mais sont aussi beaucoup plus risquées. En tête de ces pratiques spéculatives figure ce qu’on appelle la vente à découvert — ou “short” en anglais. 

Lorsqu’on achète une action, on parie traditionnellement sur le fait qu’on pourra la revendre plus cher. Notre marge sera ainsi : prix de vente moins prix d’achat. Et dans ce cas de figure, l’achat précèdera la vente. 

Un “short” repose sur la même logique, à cette différence près qu’on va commencer par vendre une action qu’on emprunte à un broker, puis espérer la racheter plus tard moins cher. On parie donc sur le fait que son cours baissera. Ce diagramme du Financial Times explique bien la mécanique (suivez l’ordre des chiffres).


  1. Le vendeur à découvert déniche une action dont il est convaincu que le cours va baisser. Il va voir un broker et lui emprunte temporairement 100 actions. 
  2. Il décide ensuite immédiatement de vendre ces actions sur le marché à un prix unitaire de 10$
  3. Comme prévu, le cours de l’action baisse
  4. Le vendeur à découvert rachète les mêmes 100 actions sur le marché, au prix de 8$ cette fois.
  5. Il rend les actions au broker, après avoir fait une belle marge de 2$ par action. Dont il devra déduire les frais d’emprunt au broker et les frais d’opération boursière.

Voilà pour le scénario classique. Les problèmes commencent évidemment au moment où le cours de l’action monte. Si le prix du titre s’envole, les frais de location de l’action augmenteront aussi, et les chances de pouvoir racheter l’action moins cher que son prix de vente diminueront. Si la position le devient plus tenable, le vendeur devra abandonner sa position, ce qu’on appelle “couvrir son short”.

On comprend bien pourquoi la vente à découvert peut s’avérer très dangereuse pour qui ne la manie pas avec précaution. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle typiquement seuls quelques fonds d’investissement professionnels (les “hedge funds”) s’y risquent. 

GameStop, une proie facile 

Entrent en scène deux de ces grands fonds d’investissement, Melvin Capital et Citron Research. Ils identifient la chaîne de magasins de jeux vidéos GameStop comme une cible idéale pour une vente à découvert. 

Très profitable au début des années 2000 grâce à un réseau de 6700 boutiques, la société générait presque 10 milliards de dollars de revenus en 2011. Mais à l’heure où les jeux vidéo se dématérialisent et où Amazon règne en maître sur le e-commerce, l’activité de GameStop s’amenuise. Ils ferment ainsi plus de 1000 boutiques et opèrent un plan social massif. Sur le papier, les hedge funds avaient vu juste : le cours de l’action GameStop passe de 15 dollars en janvier 2019 à 4 dollars fin juin 2020… Ajoutez à cela une crise sanitaire sans précédent et vous comprenez pourquoi Melvin Capital et Citron Research n’avaient aucune raison de s’arrêter là.

Internet à la rescousse

Quand soudain, sur un forum de traders amateurs du nom de r/WallStreetBets, un internaute visiblement très éduqué sur le sujet fait tout basculer. Il estime, recherche à l’appui, que la société a encore quelques années devant elle. Ce qui signifie que la stratégie des vendeurs à découvert est contestable.

Des centaines, puis des milliers de membres du forum commencent alors à acheter l’action GameStop ($GME). Certains y vont par intérêt économique, d’autres veulent simplement faire transpirer les fonds d’investissement vendeurs à découvert et provoquer ce qu’on appelle un “short squeeze”.

Sous l’effet de ces premiers achats, le prix de GME remonte à 11 dollars dans le courant du mois de novembre 2020.

Mais ce n’est que le début. Des messages de plus en plus virulents, postés par des investisseurs aux avatars évocateurs comme Deepfuckingvalue se propagent sur le forum et attisent le mouvement de foule. Ce qui était au départ un petit regroupement d’amateurs en quête de sensations fortes devient une véritable vendetta populaire contre les “loups de Wall Street”. Des milliers de petits porteurs individuels se jettent sur l’action GameStop. Les réseaux sociaux croulent sous le hashtag #GME. Un internaute se paie même un billboard à NewYork pour inciter à l’achat. 


Et le cours de l’action de Gamestop EXPLOSE. 

De 17 dollars au début de l’année, il passe 482 dollars au plus haut. Propulsant ainsi la capitalisation boursière de Gamestop à plus de 33 milliards de dollars. Quant au trafic sur le forum WallStreetBets, il explose aussi...


À gauche, les commentaires sur r/wallstreetbets (en milliers), à droite les abonnements (en millions).

Melvin capitule

Imaginez maintenant la situation de Gabriel Plotkin, fondateur de Melvin Capital, qui gère 13 milliards de dollars pour des investisseurs fortunés. Il a massivement vendu à découvert des actions GME au prix de 15 dollars et doit maintenant les racheter à plusieurs centaines de dollars par action. Dans le langage financier, on dit qu’il est en train de se faire “squeezer”.

Melvin abandonne et finit par couvrir son “short” le 26 janvier, enregistrant d’un coup des pertes représentant plus de 50% de la valeur du fonds. Pour survivre, il accepte une injection de capital frais en provenance de deux autres hedge funds, Citadel et le fameux Point72, dont le gérant Steve Cohen aurait inspiré la série Billions.

Pour la première fois de l’histoire, un fonds d’investissement s’incline face à une armée de petits porteurs, qui ont retourné ses propres armes contre lui.

Comment ont-ils fait ?

Les applis de trading

Outre le rôle absolument majeur des réseaux sociaux dans cette histoire, il faut s’attarder sur celui qu’ont joué les applications de trading. 

Il y a quelques années, les solutions accessibles au grand public étaient soit très techniques, soit très chères, soit très lentes, soit les trois à la fois. Le “day trading” n’était donc pratiqué que par une poignée de passionnés, suffisamment motivés pour surpasser ces nombreuses barrières à l’entrée.

Aujourd’hui, il suffit d’un téléphone et d’une appli comme Robinhood pour acheter une action en quelques clics, sans frais et pour des montants parfois très faibles. 

De quelques centaines de milliers, le nombre d’acteurs sur les marchés est ainsi passé à plusieurs millions. Et si ces individus agissent de concert (au dépens du bon sens parfois), on assiste à des phénomènes comme celui décrit plus haut. C’est ce qui explique que les volumes d’échanges sur la société Gamestop ont avoisiné ceux de l’action Apple le 25 janvier. Ubuesque.


Source : Financial Times

L’effet de levier

Mais ces applications ne donnent pas seulement accès aux opérations de base de la finance de marché — achat, vente — elles permettent aussi d’utiliser des outils plus complexes comme les options d’achats (ou “call options”).

Alors qu’est-ce qu’une option d’achat ? C’est un procédé par lequel on achète non pas une action, mais le droit de l’acheter à une date future et à un prix donné. L’avantage principal est qu’une option coûte beaucoup moins cher que l’action qui en fait l’objet. Ainsi, pour un budget donné, on peut acheter beaucoup plus d’options, et potentiellement multiplier d’autant ses gains en bout de course. Même si cela est évidemment plus risqué aussi.

Donnez à des internautes la possibilité de se coordonner sur les réseaux sociaux, et d’accéder en quelques clics à ce genre d’instruments financiers, et vous obtenez l’équivalent d’une révolution populaire contre la finance de marché. 

Mais est-ce pour autant une réelle victoire des petits porteurs sur les institutions de Wall Street ? 

Les Hedge Funds ne sont pas les seuls perdants

Il est certain qu’aux côtés des hedge funds, de nombreux petits porteurs ont laissé ou laisseront des plumes dans cette affaire. Le jeudi 28 janvier le cours de l’action GameStop a chuté de 430 dollars à 126 dollars en moins d’une heure et demie, suite à la suspension du titre par plusieurs plateformes, dont Robinhood notamment. Une décision qui provoque un véritable soulèvement (autant chez les utilisateurs de l’application que chez certains sénateurs américains). Mais une décision dont les conséquences sur la valeur du titre a probablement fait perdre beaucoup d’argent à certains.

Outre cela, l’action GameStop, même au cours actuel de 320 dollars, est clairement sur-évaluée. Si ce n’est pas aujourd’hui, ni demain, il ne fait que peu de doutes que sa valeur finira par descendre. Ce retour “à la réalité” pourrait causer de nouvelles pertes pour les actionnaires, notamment ceux qui sont entrés tardivement dans la danse.

Est-ce légal?

On entendra sans doute parler des day traders qui ont réussi à vendre au bon moment et réaliser des gains importants. Qui s’amusent d’ailleurs à “refaire le coup” avec d’autres sociétés lourdement shortés par les hedge funds, comme la chaîne de cinémas AMC ou encore le fournisseur de logiciel Blackberry. 

Mais la vraie question est de savoir si les régulateurs interviendront, attirés par la forte volatilité que génère ces attaques groupées très médiatisées. Car ils pourraient vouloir endiguer cette spéculation “sauvage”. Est-ce que le fait de poster des messages agressifs, poussant à l’achat des milliers de petits porteurs, s’apparente à de la manipulation de marché ? En tout cas, la très puissante SEC a déclaré s’intéresser au phénomène. Elle souhaite “analyser de près les actions prises par des entités régulées qui pourraient désavantager les investisseurs.”

Les Hedge Funds s'infiltrent dans les forums de discussion !

Enfin, aussi ironique que cela puisse paraître, les investisseurs professionnels, toujours à l’affût des dernières tendances et des opportunités à saisir, se sont inscrits sur Reddit et la communauté de lecteurs de WallStreetBets, afin d’identifier les prochaines cibles des boursicoteurs et de profiter des mouvements de marché que les petits porteurs pourraient provoquer.

Un cas évident de “If you can’t beat them, join them!” (si vous ne pouvez pas les battre, rejoignez-les !). Une démarche sans doute pas très appréciée des investisseurs rebelles, pour qui le goût de revanche et le combat contre les grands fonds sont les motivations principales.

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