Ces jours-ci, le gouvernement, les responsables des partis politiques et la presse parlent beaucoup des agences de notation. Celles-ci pourraient abaisser la note de la France, avec, selon certains, des conséquences désastreuses pour notre économie. D’autres estiment que nous donnons trop d’importance à ces entreprises étrangères. Après tout, pourquoi devrions-nous ajuster et gérer notre budget national (et, en l’occurrence, réduire fortement nos dépenses publiques), pour faire plaisir à ces agences de notation ?
Alors, devrions-nous prendre en compte l’opinion des ces experts et nous serrer la ceinture pour défendre les notations du pays ?
Vaste débat, qui peut paraître technique. Mais nous vous exhortons à y prêter attention, car selon la réponse que l’on donne à la question posée, les impacts sur votre vie quotidienne ne seront pas les mêmes. Mais ils seront réels !
Petit rappel sur les agences de notation et leur rôle
Revenons brièvement sur ces fameuses agences de notation, leur rôle et les raisons pertinentes pour lesquelles les gouvernements les respectent tant. Certains diraient même qu’ils les craignent.
Trois agences de notation dominent dans le monde
Des trois agences de notation les plus puissantes, deux sont d’origine américaine (Moody’s et Standard & Poor’s) et une est née en Europe (Fitch). Leur mission est d’accorder des notes (qu'on appelle aussi des "ratings") à des émissions obligataires, pour attester de la solidité financière de l’emprunteur qui les émet.
En analysant en profondeur la robustesse financière de milliers d’entreprises, d’institutions financières, d’organismes multinationaux et d'États, ils donnent leur avis professionnel sur la capacité des ces emprunteurs à payer les intérêts sur leurs emprunts et à les rembourser à leurs échéances.
Le système de notation : de triple-A à triple C
Ces avis sont exprimés via des rapports plus ou moins denses, à l'attention des investisseurs. Mais, pour aller plus vite et aussi pour permettre aux investisseurs de comparer les emprunteurs entre eux, l’avis des agences de notation est toujours résumé en une note - le fameux rating -, qui se compose d’une combinaison de lettres. Qui vont de AAA (que les experts appellent “triple A”) pour les toutes meilleures signatures, jusqu’à CCC (“triple C”) pour les émetteurs de dette au bord de la faillite, et donc les plus risqués.
Schématiquement, les trois systèmes de notation peuvent être résumés comme suit :
Source : Cashbee
Plus la notation d’un emprunteur est élevée, plus la qualité de son crédit est meilleure, et plus les prêteurs peuvent être confiants sur le fait que cette entité honorera sa dette. Sans surprise, ce sont les grands États du monde développé qui se situent en haut du palmarès.
D’ailleurs, pendant longtemps les grands États, dont les États-Unis et la France, possédaient même la toute meilleure note possible de AAA. Il s’agit, par comparaison au monde gastronomique, de l’équivalent de trois étoiles Michelin.
Mais au fur et à mesure que ces États se sont endettés, ils ont progressivement perdu cette distinction. Ainsi, la France a été “downgradé” (pour utiliser un horrible anglicisme qui signifie rétrogradé) en 2012, après avoir appartenu à ce club très restreint depuis 1975. Aujourd'hui, notre pays est noté Aa2 et AA par Moody’s et S&P respectivement. Fitch est un cran plus méfiant et attribue un rating de AA- à la France.
Ce qui classe toujours la France parmi les emprunteurs de la meilleure qualité. Car, comme l’avons indiqué graphiquement ci-dessus par des codes couleurs, le monde du crédit se divise en deux.
Avec d’une part, en vert, les émetteurs notés BBB- ou mieux (pour utiliser le système de S&P et de Fitch), qui appartiennent à l’univers des emprunteurs labellisés “investment grade”, ou “de bonne qualité”.
Et d’autre part, en jaune, puis rouge, tous les emprunteurs notés BB+ ou moins, qui tombent dans le segment du “high yield” (c’est-à-dire des obligations à haut rendement). Et pour cause, car il s’agit d’obligations à plus haut risque, avec une certitude de moins en moins grande pour l’investisseur de toucher ses intérêts et/ou d’être remboursé à l’échéance, au fur et à mesure qu’on tombe dans l’échelle de notation. C’est aussi pour cette raison que ce secteur est également souvent décrit comme étant celui des “junk bonds”, ou encore celui des “obligations poubelles”.
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Ouvrir un livretLe poids des agences de notation
Influence sur le coût d’endettement des émetteurs obligataires
La quasi totalité des investisseurs professionnels qui achètent des obligations utilisent les notations dans leurs analyses, pour estimer le niveau de risque associé à chaque obligation. Cela leur permet notamment d’établir une échelle de valeur relative entre différents titres financiers. Et donc de juger du taux d'intérêt qu'il convient de recevoir, pour être justement rémunéré pour le risque de crédit associé à une obligation donnée.
Essayons d’illustrer cette observation par un exemple pratique. La France, notée Aa2 / AA / AA-, paie 2,80% sur sa dette à 10 ans. Combien la Grèce devrait-elle payer en plus, pour compenser l’investisseur du risque de défaut plus élevé que son crédit représente, étant donnée sa notation de Ba1 / BBB- / BBB- ? La réponse, simplement en observant la cotation du jour, est 0,44%. Car la dette obligataire de la Grèce à 10 ans s’échange à un rendement de 3,24%.
Les notes attribuées par les agences de notation ont donc un impact direct sur le coût (le taux d'intérêt) auquel un emprunteur peut s’endetter sur les marchés financiers. Et la convention de marché veut d’ailleurs que le coût de la dette de la plupart des emprunteurs s’exprime comme un écart de rendement, par rapport au coût d’endettement de l’État. Ce dernier joue le rôle de référence.
Donc on dira qu’Engie s’endette à un “spread” (un écart) de 0,75% par rapport à l’OAT, l’Obligation Assimilable du Trésor, émise par l’État français. Plus la notation d’un émetteur obligataire sera basse, plus le spread qu’il devra payer au-dessus de l’État sera élevé.
Pour être précis, ce spread est fluctuant dans le temps, en fonction de l’offre et de la demande. Dans des conditions favorables et dans un marché orienté à la hausse (un marché “bull”) les spreads ont tendance à se resserrer. Les investisseurs vont chercher le rendement et sont, pour cela, prêts à prendre des risques.
Mais quand le marché corrige, et que ça tangue, les spreads ont tendance à s’élargir. En effet, dans un marché “bear”, la prudence reprend le dessus et les investisseurs favorisent naturellement les placements plus sûrs, quitte à laisser un peu de rendement sur la table.
Influence sur le nombre et le type d'investisseurs
La notation financière accordée par les spécialistes à un émetteur influe aussi grandement sur le nombre et le type d’investisseurs qui vont s’intéresser à sa dette. En effet, un très grand nombre d’investisseurs institutionnels ont des règles d’investissements très strictes, qui limitent l’exposition par catégorie de risque de leurs placements. L’enveloppe dédiée aux investissements les plus sûrs (les mieux notés) est typiquement beaucoup plus grande que celle qui peut être allouée à des investissements risqués.
Et pour de nombreux investisseurs de ce type - comme les compagnies d’assurance, les fonds de pension ou encore les sociétés de gestion - il existe même un seuil de notation en-dessous duquel ils n’ont pas le droit d’investir.
Autrement dit, les émetteurs dont les notations sont les plus faibles s’adressent à un univers d’investisseurs réduit, composé notamment de fonds spécialisés en obligations de type “high yield”. Ensemble, ces investisseurs gèrent un montant de liquidités beaucoup plus modeste que les gigantesques sommes dont disposent les investisseurs institutionnels classiques.
Inversement, les émetteurs disposant des meilleures ratings s’adressent au marché le plus profond, et peuvent donc faire jouer la loi de l’offre et de la demande en leur faveur. Et donc bénéficier des coûts de financement les moins élevés.
Pourquoi les agences de notation en veulent à la France ?
Le déficit budgétaire pèse sur le profil de risque de la France
L’économie française, tout comme celle de la plupart de nos voisins européens, souffre de l’effet conjugué de la hausse des taux (nécessaire pour combattre l’inflation et imposée par les banques centrales) et de l’instabilité géopolitique (dont notamment la guerre en Ukraine). En conséquence, la croissance s’est ralentie, ce qui réduit mécaniquement les recettes fiscales. Comme les dépenses publiques restent élevées, la solidité financière de l'économie française a pris un coup.
Car quand les revenus baissent et les dépenses restent significatives, la dette doit augmenter, pour combler le budget de la France. Ce principe, qui s’applique aux familles et aux entreprises, est également valide pour un pays.
Le déficit budgétaire du pays s’est donc fortement creusé. La France visait un déficit budgétaire de 4,9% pour la fin 2023, celui-ci a finalement atteint 5,5%. Ce qui oblige la nation à s'endetter plus, pour combler le trou. Et de réfléchir aux moyens dont nous disposons pour réduire les dépenses et/ou augmenter les recettes fiscales.
Le poids de la dette : le double effet Kiss-Cool
L’effet de l’endettement est double. Tout d’abord, elle coûte chère, car il faut verser des intérêts aux prêteurs. Ces intérêts sont devenus plus importants à cause de la hausse des taux.
Et à force, sur une masse de plus en plus importante de dette, les intérêts eux-mêmes font partie des raisons pour lesquelles nous nous endettons plus. En 2024, la France devra verser environ 57 milliards d’euros, rien qu’en intérêts. Cette somme a doublé en trois ans. Et une partie de la dette que la France lèvera cette année n’aura pas d’autres fonctions que de payer ces intérêts.
Un endettement en hausse inquiète les agences de notation
Pour les pays emprunteurs comme la France, c’est comme pour les entreprises ou les personnes physiques. Plus on emprunte et moins c’est facile de rembourser sa dette. Et plus le poids financier de la dette, c’est-à-dire le paiement des intérêts, est lourd.
Un timing serré
Les agences revoient régulièrement la qualité de crédit des émetteurs obligataires qu’elles notent. Et leurs notations ne sont donc pas statiques dans le temps. Elles annoncent le calendrier de leurs analyses en amont.
Dans le cas de la France, le calendrier est serré. Car les analyses des agences de rating sont actuellement en cours, selon de nombreux critères. À l'issu de ces analyses, les grandes agences vont toutes se prononcer sur le maintien ou la révision de la note de la France dans les semaines à venir. Si le gouvernement souhaite défendre les notations actuelles (l’idée d’une remontée des ratings étant exclue), le temps presse.
Et si on ignorait les agences de notation ?
On en vient donc à la question de départ, qui est d’actualité. Car certains représentants politiques estiment que la France n’a pas à se soumettre aux diktats et opinions de ces agences de notation (étrangères et qui se croient toutes puissantes). Et que les mesures de sobriété urgentes et les coupes budgétaires significatives décidées par le gouvernement, sur incitation du ministre de l’Économie et des Finances Bruno Le Maire, n’ont donc pas lieu d’être. Pour reprendre la formule du Général de Gaulle, “la politique de la France ne se fait pas à la corbeille”.
À chacun son opinion, mais essayons d’estimer l’impact de cette position radicale.
Un coût d’endettement en hausse
C’est très complexe d’analyser l’impact chiffré d’un possible abaissement de la note de la France, mais nous pouvons faire les observations suivantes en confiance.
L’abaissement de la note de la France, si une ou plusieurs des agences devait y procéder, serait sans doute modeste. Autrement dit, la note de la France serait probablement abaissée d’un cran, de Aa2 à Aa3 pour Moody’s, et/ou de AA à AA- pour S&P, et/ou de AA- à A+ pour Fitch.
Un changement par Moody’s et/ou Standard & Poor’s est le plus probable, Fitch étant déjà un cran plus bas que ses deux consoeurs. Maintenant, un abaissement par Fitch serait aussi le plus radical, car il ferait basculer (chez cette agence) la France de la catégorie des émetteurs notés double-A à celle des simple-A.
Quelque soit cet ajustement à la baisse des notes de la France, sa capacité à s’endetter n’est pas à risque. Le pays continuerait à faire partie des nations les mieux notées et financièrement les plus solides au monde. Sauf que …
Nous ne pouvons pas ignorer que cela aurait un effet sur l’attractivité de la dette nationale. Et selon la loi de l’offre et de la demande, si notre dette perd en attractivité, il va falloir payer plus d’intérêts pour attirer les prêteurs. Combien de plus ?
C’est la question à plusieurs milliards d’euros. La Belgique est aujourd’hui notée Aa3 / AA / AA-, donc un cran en dessous de la France pour Moody’s mais exactement en ligne avec les notations de la France pour les deux autres agences. Nos voisins paient 2,99% sur leur dette à 10 ans, alors que la France paie 2,92%.
La comparaison est simpliste (car cet écart de taux reflète bien d’autres facteurs que nous choisissons d’ignorer pour l’exercice), mais nous pourrions alors approximer le coût associé à un abaissement de la note de la France à environ 0,07%.
Ça n’a l’air de rien, sauf qu’il faudrait progressivement appliquer ce différentiel de taux à la totalité de la dette du pays. Car la France va au fil du temps refinancer sa dette. Or celle-ci est égale à environ 3 000 milliards d’euros.
0,07% appliqué cette somme gigantesque correspond à 2,1 milliards d’euros d’intérêts supplémentaires. À verser tous les ans !
Un risque réputationnel
Au-delà du surcoût, un abaissement de la note de la France comporte également un risque réputationnel. À nouveau, l’abaissement d’un cran maintiendrait la France parmi les pays Européens les mieux notés. Mais elle s’éloignerait un peu plus du peloton de tête des pays notés AAA, composé des certains pays Scandinaves, l’Allemagne, la Suisse, le Luxembourg et les Pays-Bas.
Pour se rapprocher un peu plus du Portugal, de l’Espagne et, un peu plus loin derrière, de l’Italie.
Une saine gestion budgétaire
Pour conclure, et vous l’aurez compris, nous soutenons le camp de ceux qui prônent la prudence budgétaire.
Un abaissement modeste d’un ou plusieurs ratings de la France pourrait se matérialiser dans les semaines à venir.
Si c’était le cas, nous estimons que l’impact immédiat sur l’économie française sera modeste. La capacité du pays à se financer sur les marchés obligataires sera sans doute préservée et toute augmentation du coût de l’endettement sera, selon toute probabilité, relativement faible.
Mais la France a besoin des investisseurs institutionnels internationaux pour continuer à financer son économie. Leur confiance, aujourd’hui très élevée, n’est pas immuable. Celle-ci dépend en partie des notations que les agences de notation associent à la signature de l’État. Ignorer l’opinion des agences de notation revient à jouer avec le feu. Et l’enjeu nous semble trop important pour prendre ce risque.
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